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Petit plaidoyer pour les artistes cramés

En politique, on appelle cela la règle des trois L : on lèche. Puis on lâche. Et enfin, on lynche. Trois étapes souvent versatiles pour traiter ses idôles d’un jour ou d’une vie. Nous, médias musicaux, pouvons être des prescripteurs. Mais parfois, nous sommes aussi adeptes d’un suivisme qui nous empêche de sortir seul du bois et de prendre les coups tout seul. De drôles de règles médiatiques de vie commune qui s’appliquent partout ailleurs, et ce depuis notre école primaire où on n’aidait pas notre camarade en galère, simplement pour faire comme les copains. Depuis, on a grandi. Mais on reste toujours aussi con, parfois.

Tout est parti d’une discussion autour de Stephan Eicher et de son superbe dernier album, « L’envolée ». Si ce disque n’avait pas été l’oeuvre de ce bonhomme, on vous met un billet de 200 qu’une jolie chronique aurait vu le jour sur Sourdoreille. Oui, mais voilà. Il y a de ça deux décennies, Eicher est entré dans la mémoire collective pour avoir composé Déjeuner en paix et Pas d’amis (comme toi). Avant et après, il y avait eu aussi quelques daubes et des pépites d’une finesse rare. Peu importe, puisqu’à partir de cette maudite année 1991, tous les disques du Suisse passeront à la trappe d’un certain public et d’une certaine presse. Il semblent définitivement marqués du sceau de ses deux tubes et la simple évocation de son nom fait frémir. En trois mots : il est cramé.

On le sait, certaines carrières sont conditionnées. Peu importe que vous aimiez le disque ou pas, et même que vous l’écoutiez ou pas. Il est d’abord question de positionnement et uniquement de cela. S’il faut hurler avec les loups, alors hurlons. Le mainstream a si mauvaise haleine. Quitte à laisser passer de grands disques. Et d’en parler en bien dans dix ans. Toujours sans les avoir écoutés non plus.

De la Suisse à la France, il n’y a qu’un pas. Et Stephan Eicher pourrait théoriser sur le sujet avec pas mal de ses confrères. Avec de belles raisons d’espérer. Parce que chez nous, probablement comme partout ailleurs, on s’y connait en overdose de chansons, avec son lot d’artistes qu’on jurerait cramés pour l’éternité avant de les voir renaitre. De vrais phénix, en somme. Les exemples ne manquent pas.

Avril 1997, quatre garçons déboulent avec Je t’emmène au vent et inondent la bande FM. C’est alors une autre époque, où les radios font et défont les carrières. Ce qui arrive à Louise Attaque (photo) fait, a priori, fantasmer tous les groupes. On parle quand même d’un premier album vendu à près de 3 millions d’exemplaires. Un record pour des artistes français. Mais le revers de la médaille est un cas d’école et le contrôle de leur carrière échappe à Gaëtan Roussel et ses potes. Les radios ne s’arrêtent plus, la rotation de Je t’emmène au vent puis de Ton invitation devient parfaitement déraisonnable. Pour le grand public, c’est forcément l’overdose. Le groupe ira même jusqu’à demander l’augmentation du tarif de l’album pour limiter l’impact et accélérer son retrait des bacs avec un objectif en tête : tuer le premier album pour permettre au second d’exister. Ce sera peine perdue. Bien sûr, 750 000 exemplaires seront vendus. Mais artistiquement, le public sature, la presse aussi, et le groupe commence aussi à péter son câble. Éreinté, Louise Attaque se met en veille pendant six ans. Après un album pourtant plus abouti. Avec « A plus tard crocodile », ils se reforment brillamment. Mais allez dire en public que vous avez adoré ce disque, assumez en plein covoiturage que vous écoutez Louise Attaque et son dernier album en date. Sauf si vous tombez sur des gens particulièrement ouverts (ou polis), on vous renverra direct au statut d’has been, à la fin du 20ème siècle. On vous demandera si Léa est toujours anti-terroriste ou pas, et peut-être même comment vont Tryo et Matmatah. Comme si la suite n’avait pas existé. Sous cet angle, on peut estimer que Gaëtan Roussel, avec son succès actuel, est un sacré rescapé. A moins que tout, encore une fois, ne soit une affaire de cycle.

Car parlons-en du Gaëtan Roussel. Louise Attaque en sommeil, il est revenu fort. Et pas seulement avec « Ginger », son album solo (ou presque). L’artiste a surtout vu sa cote médiatique remonter en écrivant la bonne moitié de « Bleu pétrole », le sublime dernier album d’Alain Bashung. Voilà les esthètes du bon goût bien emmerdés et obligés de ranger le chanteur de Louise Attaque dans une autre case. Celle des auteurs qui comptent. Son interprète, Alain Bashung himself, en connait justement un rayon sur l’éternelle volte-face médiatique et populaire. Banni parmi les bannis au beau milieu des années 80 du temps de cet album composé avec Gainsbourg au jeu de mot foireux « Play blessures » en rupture volontaire du succès de Gaby. Bashung cloue la bec à tout le monde grâce à un vrai miracle critique et populaire : La Nuit Je mens. A partir de là, la presse ne le lâchera plus, et réhabilitera même « Play blessures » comme un de ses classiques, a posteriori. Notamment grâce au titre Volontaire réinterprété avec Bertrand Cantat. Tout compte fait, il était pas si mal ce disque, tiens. Puis, à partir des années 2000, n’importe quelle daube de sa part aurait été portée aux nues, avec la dose de pathos qui s’ajoute quand on appris sa maladie. Intouchable, le bonhomme.

Daniel Darc a un parcours similaire. En 1981, Cherchez le garçon avec Taxi Girl est son Gaby à lui. Ensuite, même traitement : une traversée du désert médiatique totale. Les deux albums se font dégommer. Le gars est au fond du seau, touche à toutes les drogues. Et puis 2004, Daniel Darc devient, lui aussi, intouchable et on se plait à raconter son histoire. Il n’est plus ‘camé‘, il ‘lutte contre ses démons‘. Nuance. Le très beau ‘Crève Coeur‘, paru cette année-là, est-il pour autant son meilleur disque ? A vrai dire, on n’en sait rien. Mais le storytelling médiatique est trop beau pour que la narration soit contrariée. Darc sanctifié, la presse est unanime. Désormais, quoiqu’il arrive, elle aimera les disques qui vont suivre et se mettra à aimer ceux qu’elle n’avait jamais vraiment écoutés. Un joli cirque. Au début des années 2000, on se souvient aussi de l’accueil très froid du premier album de Camille, « Le sac des filles ». D’abord perçue comme agaçante, elle prend cher avec la presse indé. Le basculement s’opère en 2005, avec « Le fil ». D’un coup d’un seul, Camille est une surdouée et les titres du premier album (Paris en tête) sont désormais unanimement  acclamés. Drôle de consensus, dix ans après.

Noir Désir, quant à eux, l’ont échappé belle. Comme Louise Attaque, ils ont également connu la double peine de l’époque pour les artistes émergents : l’omnipotence des radios + l’avènement de la diffusion des clips à des heures de belles écoute (via M6, notamment). Aux sombres héros de l’amer avait le profil parfait de la victime pour se faire laminer bien comme il faut et foutre en l’air d’entrée la carrière de Noir Désir. C’est la hantise du groupe et particulièrement celle de Bertrand Cantat, qui se désole que la chanson soit mal-interprétée et considérée comme une vulgaire chanson de marins. Le groupe refuse de défendre le single auprès des télés et ne le joue pas sur scène. Barclay, la maison de disques, enrage. L’orage passe. Puis vint Tostaky, Un jour en France, etc. Voilà le groupe qui enchaine les albums à l’abri, sans passer par la case ‘tocard’. Le contre-exemple idéal. Peu de groupes peuvent s’en targuer.

Et la suite, alors ? A ce petit jeu, les C2C, omniprésents en festivals et dans les pubs et génériques en tous genres (et quel groupe le refuserait ?), seraient peut-être bien avisés de faire gaffe et tenter désormais de se faire oublier avant de passer par la case ‘cramés’ pour un petit temps, là où votre musique ne vous appartient plus. Car l’unanimité dont ils jouissent actuellement deviendrait presque troublante. Bien sûr, l’avènement du web rend les grands médias (et surtout les radios) moins prescripteurs et les réseaux sociaux relient désormais plus directement un artiste à son public. Mais quand même, on est jamais trop prudents. Ce serait ballot de franchir la ligne rouge. Car même si la roue médiatique finit toujours pas tourner, certains cycles peuvent être longs. Pour finir, on promet tout de même une chose : si le prochain disque de Stephan Eicher est aussi beau que le précédent, promis on en causera, cette fois.

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